Aujourd’hui à Toulouse, le Rotary club fait partie des grandes associations caritatives. C’est aussi un des cercles d’entre-soi mondains incontournables pour la bourgeoisie.
« Le 16 novembre, c’est l’anniversaire de l’Unesco », rappelle joyeusement, Jean-Jacques Boisson, pour introduire la réunion hebdomadaire du plus grand et du plus vieux Rotary club de Toulouse. « C’est un peu notre association qui l’a créée et on y possède d’ailleurs deux délégués permanents. » Il enchaîne ensuite, sans transition, sur le menu préparé par le restaurant de l’hôtel quatre étoiles Mercure, place Occitane où se réunit le club tous les mercredis : « en entrée, salade noix roquefort, puis selle d’agneau en jus de moutarde et sa polenta en plat de résistance et enfin délice mangue passion pour leur dessert.» Ici, la générosité ne signifie pas faire vœu de pauvreté.
Jean-Jacques Boissin est responsable du protocole. Durant ses trente ans d’adhésion, il a été membre et même président dans divers Rotary. Il présente le club comme une association de solidarité. La fédération finance notamment la recherche contre les maladies du cerveau. Elle a aussi joué un rôle important dans la quasi éradication de la polio dans le monde.
Au cours de la séance, des orateurs se succèdent au pupitre ornée de la roue et des couleurs jaune et bleu du Rotary. L’un d’eux évoque la collecte de denrées du week-end suivant au profit de la Banque Alimentaire. Un deuxième, le financement des trois échanges étudiants à l’étranger par la vente de chocolats d’artisan. L’une des actions importantes du Rotary toulousain, c’est aussi l’opération don du sang chaque année en janvier place du Capitole.
Une réunion entre classes supérieures
Ornella est une italienne d’une cinquantaine d’années. Elle a déménagé avec son mari en France pour que leur fils déjà bilingue anglo-italien ait une maîtrise fluide du français. Elle vient d’arriver au Rotary, intronisée en septembre. Si elle est admirative de toutes les actions du club comme la lutte contre les maladies du cerveau, c’est avant tout pour avoir « des conversations avec des gens de qualité parfois très importants » qu’elle a rejoint le club. Jean-Bernard de Vernon, président, abonde : « Les réunions sont l’occasion de renforcer l’amitié entre nous. L’apéro de midi est un moment informel pour échanger librement. »
Faire du lien indéniablement mais pas avec n’importe qui. Dans la salle de réception c’est costumes sur mesure et montres ostentatoires pour les hommes; robes de créateurs et bijoux pour les femmes. La plupart des convives ont les cheveux gris ou blanc et semble tout à fait à l’aise de faire remplir par des serveurs leur flûte de vin blanc. Jean-Bernard, assume complètement l’image select du club : « les fées se sont penchées sur nos berceaux et nous voulons faire profiter de cette aisance ceux qui en ont besoin. Mais tout le monde est bienvenu, la cotisation est de 460 euros par an. »
« Pour aider les autres, il faut avoir les moyens, ce n’est pas du snobisme » confirme Ornella. Selon les sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot, les mondanités sont une pratique structurante du mode de vie de la bourgeoisie. Elles permettent d’entretenir les relations et de provoquer les rencontres afin d’assurer de « bons » mariages. Cela permet de démultiplier collectivement les richesses personnelles. Y être accepté est signe d’un certain prestige social.
Jean-Bernard de Vernon, président du Rotary club est un ancien DRH. Image : Elie Toquet
« L’argent n’a rien à voir. » affirme Jean-Jacques Boisson « il suffit d’avoir une bonne expérience professionnelle et être respecté dans son métier. » Les valeurs inscrites sur le site internet du Rotary ne parlent effectivement pas d’argent « observer des règles de haute probité dans l’exercice de sa profession », « mettre à profit ses relations et ses compétences professionnelles pour servir l’intérêt général… » Tous les membres rencontrés au gré des discussions font partie d’une certaine élite : anciens banquiers, avocats, conseillers en patrimoine, patrons de presse ou d’industries, cadres dans l’aéronautique, DRH… Les profils sont d’autant plus homogènes que l’écrasante majorité des membres sont cooptés. Jusqu’en 2007, le Rotary club était réservé aux hommes issu du monde des affaires et professions libérales selon Marc Levin, auteur d’ « Histoire et histoires du Rotary ».
«Quand j’ai passé la porte [d’un #Rotary club], j’ai eu l’impression d’avoir trouvé une famille. C’était une occasion de s’unir avec des gens qui pensaient comme moi, et de poursuivre une vie au service de la communauté.» Jennifer Jones, Tribune de Genève https://t.co/earazqcVqF
— Rotary International (@RotaryFR) November 4, 2022
Il s’agit davantage « de façons d’être » avance Jean-Bernard « les actions du Rotary doivent avoir une certaine tenue, il faut savoir se comporter, bien s’habiller… » Comme une confirmation, mon voisin de droite, invité pour faire une conférence et manifestement peu à l’aise durant la réception, se fait reprendre sur sa façon de manger : « Mais enfin, tenez-vous, on dirait que vous revenez d’Asie. »
Au moment du dessert, un nouvel orateur prend la parole à propos d’un projet d’école handigolf à Toulouse. Axel Perchax présente un beau CV : prépa HEC à Fermat, ESSEC, études de droit, postes d’avocat dans de grands groupes comme Renault, L’Oréal, Thompson puis à son compte… Handicapé, il a démarré le golf à l’âge de huit ans. Il a maintenant un handicap de neuf, ce qui correspond à un très bon niveau dans ce sport. Dans la salle, les convives s’exclament d’admiration. Il explique son combat pour faire reconnaître le handigolf, notamment aux JO.
Un avocat de haut-vol, un engagement pour les personnes handicapées, un goût certain pour le golf, c’est peut être ce mélange qui fait le Rotary club.
4 questions à Camille Herlin Giret :
Chercheuse à l’université de Lille et au CNRS, elle travaille sur les questions de l’impôt et de la bourgeoisie.
Les classes supérieures font-elles une bande à part?
La question est large et nécessite une réponse nuancée… Beaucoup d’études montrent comment les classes supérieures se concentrent dans des territoires spécifiques relativement clos sur eux-mêmes. C’est tout le travail du couple de sociologues de la bourgeoisie Pinçon-Charlot dans le Ghetto du gotha, publié en 2007. Sur d’autres thématiques comme le droit, les classes supérieures ont développé des rapports ambiguës. Pour elles, respecter le droit est important mais il est légitime de le contourner quand c’est nécessaire par exemple pour les impôts.
Cette appartenance collective est-elle consciente?
L’appartenance de classe est tout à fait concrète. Il est banal de voir des familles ou même des voisins de classes supérieures se mettre d’accord pour sous-évaluer des biens quand c’est leur intérêt. Ça n’est pas perçu comme de la déviance ou de la fraude. Il ne s’agit pas de petits calculs utilitaristes et individuels mais de mobilisation collective. L’exemple de la famille d’Agnès Pannier-Runacher, par exemple, est révélateur. Le père de la ministre de la transition énergétique a divisé le capital de sa fortune pétrolière entre les enfants de la ministre via des sociétés écrans, pour éviter de payer les impôts de succession. Toute la famille se sert les coudes quand il s’agit de préserver le capital.
Dans le domaine du luxe, les transactions sont souvent payées partiellement en cash pour permettre de ne pas tout déclarer aux impôts. Cela nécessite une forte complicité entre vendeurs et acheteurs.
À Toulouse, on observe une double présence des classes supérieures dans des quartiers du centre comme la Côte pavée et dans des périphéries huppées. C’est habituel?
Le phénomène est le même partout et les quartiers investis par les classes les plus supérieures sont très stables. Il y a beaucoup d’inertie. Les centres villes n’accueillent pas forcément les plus riches. Il est courant qu’une partie de la couronne soit extrêmement prisée. A Lille c’est par exemple Marcq-en-Barœul; à Paris les alentours du bois de Boulogne. Généralement, ces communes sont très vertes, avec des grands parcs ou des golfs. L’homogénéité est souvent forcée avec des maires qui préfèrent payer des amendes plutôt que de construire leurs quotas de HLM.
Le concept de distinction de Bourdieu est largement associé dans les imaginaires à des cercles mondains comme les rallyes ou le Rotary club. Est-ce toujours d’actualité?
Je pense que oui même si les cercles peuvent changer d’une génération à l’autre. Par exemple, le Rotary est peut-être davantage une culture de générations âgées. Les plus jeunes se distinguent plus dans des clubs sportifs select comme le Racing club du bois de Boulogne. Après, ce qu’a montré Bourdieu, c’est aussi que la partie la plus jeune des classes supérieures est passé d’un modèle de distinction culturelle à un modèle d’omnivorisme culturel : ils passent une soirée à la Philharmonie pour écouter du Beethoven et le lendemain ils achètent des places pour un concert de rap…
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