Drag Kings à Toulouse : repenser le genre et les identités

Par Quentin Martinez

Temps de lecture : 8 min

La scène drag est aujourd’hui très développée, et Toulouse n’échappe pas à ce phénomène culturel. À la télévision ou dans les espaces scéniques de plusieurs villes, il est difficile de ne pas entendre parler du drag dont le monde semble s’emparer.

Bien que bénéficiant de moins de visibilité, le drag king est une culture à part entière. De plus en plus de propositions naissent et permettent de donner un espace d’expression à ces artistes pour qui le genre peut être un outil de création.

La perception binaire entre masculin et féminin est aujourd’hui remise en cause de plusieurs façons. La société évolue, et avec elle apparaissent de nouvelles revendications d’identités de genre. Transidentité, genderfluid, non-binaire, etc., certain.es évoluent sans se conformer aux attentes liées au sexe qui leur est attribué à la naissance. Et dans ce cadre-là, on assiste à de nouvelles manifestations artistiques qui, comme le drag, se jouent de ces normes.

Une entrée dans la pop-culture

À Toulouse, des artistes drag font leur place dans l’espace culturel et sont de plus en plus suivis. De nombreux téléspectateurs ont découvert le drag via l’émission Drag Race France, diffusée en 2022 sur France 2 et sur la plateforme de streaming France TV Slash. Le but de cette compétition est d’élire la meilleure drag queen après une série de défis. Ce concept est une adaptation de l’émission Ru Paul’s Drag Race, lancée aux États-Unis en 2009, et qui s’est imposée dans la pop-culture au fil des années.

Historiquement, on pourrait définir les drag queens comme des artistes qui adoptent des styles féminins dans le cadre de leurs performances. Mais au sein de l’univers drag on trouve des formes d’expressions très diverses. Si les drag queens bénéficient d’une plus grande visibilité en s’affichant avec les codes de la féminité, d’autres performent en se jouant des normes de genre différemment. C’est notamment le cas des drag kings.

« Le drag king est éminemment politique »

Le drag est un moyen pour certain.es de repenser leur identité, de découvrir ou de dévoiler une autre facette de leur personnalité. « Dans le drag, il y a un côté où on entre en séduction avec soi-même, estime Eliott des Adelphes, drag king et drag fuck toulousain.e. Quand tu fais du drag, tu vas puiser des choses que tu aimes en toi pour les sublimer ensuite. »

Eliott pratique le drag king, une forme de drag qui reste moins visible que leurs homologues queens. Puisant ses origines dans le cabaret, le drag king vise à se jouer des codes de la masculinité et des attentes sociétales qui y sont rattachées. Barbe, moustache, coupe de cheveux, tenues ou encore posture plus viriles, voilà quelques exemples de ce que l’on peut retrouver dans un show drag king. « Le drag king a pris beaucoup d’importance dans la communauté lesbienne notamment, ajoute Eliott. Il y avait les Fems qui jouaient avec les codes féminins, et les Butchs qui adoptaient une forme de masculinité. »

Malgré tout, les drag kings sont de plus en plus présent.es sur les scènes et dans les programmations. « Les drags kings sont généralement des personnes à qui on a tendance à laisser peu, voire pas, de place d’expression comme des femmes cisgenres ou des personnes transgenres, estime Eliott. Aujourd’hui, cet espace, on le prend. » Pour l’artiste, c’est aussi l’effet de bande qui permet de se sentir plus fort.e et plus légitime.

Un avis partagé par Liv’ Bellugio, autre artiste king qui voit dans cette pratique « un moyen d’explorer les masculinités, de remettre en question les rôles sociaux et les assignations de genre. Cela permet aux minorités de genre de s’exprimer, de reprendre le pouvoir sur leurs identités. C’est éminemment politique. »

« Une rage et une volonté de reprendre le contrôle de son corps »

En s’amusant avec les normes de la masculinité, ces performeur.euses parviennent à faire rire, pleurer, réagir, mais aussi dénoncer. Et de nombreux lieux et événements programment de plus en plus d’artistes drag kings. C’est le cas du Girls don’t Cry Festival dont la dernière édition s’est tenue dans la salle Le Metronum à Toulouse. L’occasion de voir le public grandir.

Liv’ et Caprice à la présentation du cabaret drag du Girls don’t Cry Festival. Photo : Marine Lion

Du 24 au 27 octobre dernier, le Girls don’t Cry Festival a proposé un Cabaret Drag lors de la soirée du vendredi 25 octobre. Ici, drag kings et drag queens ont partagé l’affiche durant une heure pour assurer le show. Entre humour, danse et performance chargées en émotions, c’est le cœur même de cette pratique artistique qui émane de la scène. Et le public adore puisque les cris viennent combler le silence qui pourrait se glisser entre deux passages. Dans la salle du Metronum qui accueille l’évènement, la plupart des spectateurs ont déjà vu des shows drag, mais certains se laissent aussi cueillir par ce qui relève d’une découverte. La lumière change, et apparaissent Liv’ Bellugio et Caprice, un duo d’animateurs qui parvient à jouer avec son public et à le mettre en condition pour une soirée exceptionnelle.

Eliott a ému le public du Metronum lors de son passage.
Photo : Marine Lion

La Queen Toulousaine Mika Rambar était aussi de la partie.
Photo : Marine Lion

Une fois le spectacle terminé, la musique prend la place, mais l’ambiance du Cabaret reste dans toutes les têtes. « J’avoue que je ne connaissais pas le drag king, explique par exemple Simon, un jeune homme venu avec quelques amis. Je trouve ça génial ; ce soir on a vécu des moments très forts… et le final… c’était dingue, j’étais pas prêt… C’était bouleversant. » Le passage en question est un moment durant lequel le temps apparaît presque suspendu. L’ensemble des artistes monte peu à peu sur la scène, dévêtu.es et se mettent à danser sous la lumière stroboscopique. « C’était fort de voir ces corps ; il y a vraiment une rage qui se ressent, une volonté de reprendre le contrôle de son corps comme ça… », ajoute encore Simon.

Eliott et Robin ont fait déferler « Le coup de soleil » de Richard Cocciante
sur la scène du Girls don’t Cry Festival. Photo : Marine Lion

La Maison Clinquante, des ateliers participatifs à la véritable compagnie

Mais il n’y a pas que la scène pour ces artistes. Ainsi, de nouvelles idées et des lieux aussi inattendus qu’étonnants font leur apparition. C’est ce que prouve notamment Eliott des Adelphes et Liv’ Bellugio qui, avec La Maison Clinquante, ont redoublé d’inventivité pour proposer un Karaoking le 3 décembre dernier. Le concept est simple, une soirée karaoké, animée par des drag kings. « On a trouvé cette idée un peu bêtement, sourit encore Eliott. On a collé les deux mots, ça sonnait bien, ça nous a fait rire, et donc c’était parti. »

La Clinquaillerie a acceuilli le premier Karaoking le 3 décembre dernier.
Photo : Quentin Martinez

C’est en comité plus restreint que La Maison Clinquante a organisé cette soirée à Lisle-sur-Tarn. Le papier peint de La Clinquaillerie, nom du lieu qui accueille cette nouvelle soirée, plonge les participant.es dans les années soixante-dix. « C’est vraiment étonnant, mais j’adore l’idée, s’amuse d’ailleurs une étudiante qui découvre les lieux. On peut boire un verre, discuter. C’est génial. » Une ambiance bon enfant donc, qui ne fait pourtant pas oublier l’activité principale de la soirée… chanter. Dès l’entrée on entend des vocalises émaner d’une des pièces de la maison. Dans la salle de projection, les stars d’un soir peuvent demander la chanson de leur choix. Les paroles défilent sur la toile tendue et les voix s’élèvent. Tandis que certain.es chantent en duo, en trio ou avec tout le public, d’autres réalisent parfois un lipsync, un exercice dans lequel une personne synchronise les mouvements de sa bouche sur les paroles d’une chanson en dansant. Une ambiance qui permet à chacun.e de pousser la chansonnette et de rire en bonne compagnie.

C’est d’ailleurs un des éléments qui structure le fonctionnement de La Maison Clinquante, la bonne humeur. En témoignent encore les ateliers drag organisés par l’association ouverte en septembre dernier. « Nous avons lancé les ateliers de La Maison Clinquante il y a un peu plus d’un an avec Eliott, explique Liv’. On voulait offrir un espace d’expression drag. Aujourd’hui on fonctionne avec trois champs d’action, l’évènementiel avec les soirées, les ateliers drag chaque mercredi, et la création artistique.» Pour les ateliers, les adhérent.es se retrouvent chaque mercredi dans une salle du centre-ville de Toulouse pour travailler leur drag. Ce rendez-vous est un moment où chacun.e des participant.es peut explorer son art, sans jugement ni pression. Là encore, la séance hebdomadaire est souvent entrecoupée de rires et d’échanges.

« Ici, on accompagne celle.eux qui souhaitent travailler leurs performances pour la scène, mais on ne force pas la main, ajoute Liv’. C’est aussi un espace où l’on peut venir explorer les masculinités sur un plan plus personnel au travers du drag. » Binding (fait de masquer la poitrine pour avoir une apparence plus masculine), tenue, maquillage, présence scénique, tout est développé pour permettre aux adhérent.es de la Maison Clinquante d’étoffer leur pratique artistique. Pour celle.eux qui le désirent, l’association propose ensuite de profiter d’une scène ouverte avec les soirées Drag Moi, organisée dans le bar La Gougnotte, ou bien lors des événements Girls don’t Cry, annulé cette année en raison de la pluie : « On va quand même trouver un moyen de faire quelque chose pour que tou.tes puissent présenter leur travail. »

Ce qui est encore une compagnie associative prend une certaine ampleur. Entre les différentes manifestations culturelles et les ateliers, Eliott, Liv’ et d’autres membres de La Maison Clinquante trouvent tout de même le temps de préparer un nouveau spectacle. Le 31 décembre prochain La famille Swaguellini fera officiellement ses premiers pas sur la scène en s’invitant à Montpellier. « On a vraiment hâte, reconnaissent Eliott et Liv’. L’idée ce n’est pas de faire un enchaînement de performances drag king et drag fuck, avec ce spectacle on aura une vraie continuité de l’histoire. » Les artistes se sont inspirés de l’univers de la fête foraine et des freak shows pour faire naître cette famille d’un genre unique, mais hors de question d’en dire trop pour l’heure. « Si vous voulez en savoir plus, il faudra venir nous voir », taquine Liv’.

Le drag king, une histoire quasi inexistante

Si le drag king se développe dans l’espace culturel, c’est une pratique arrivée récemment en France. C’est ce qu’explique Noé The Kid, membre du collectif artistique de drag king et drag queer Les Kings Sauvages basé à Lyon. Dans le cadre de son master en études de genre, il a réalisé un mémoire sur le sujet. « J’avais moi-même organisé des ateliers, j’avais aussi fait de la scène, et j’ai eu envie de travailler sur ma communauté », explique l’artiste.

Ce qui a également motivé ce choix, c’est l’absence quasi totale de traces historiques. « Il n’y a pas d’archives pour les kings, aucune trace, souligne Noé. Ça commence juste à se développer avec quelques initiatives mais c’est limité. » Un travail de recherche compliqué qui s’est donc principalement appuyé sur la parole de drag kings. Des mémoires vives, mais « pas toujours vérifiables parce qu’on ne peut pas être 100% dans le vrai quand on se raconte » admet Noé.

Toujours selon celui qui vit désormais à Berlin, le drag king aurait fait son apparition au début des années 2000 en France. « C’est une pratique qui vient des États-Unis et qui est d’abord partie des ateliers avant de se développer aussi sur les scènes, explique Noé. D’ailleurs le public a toujours été assez hétérogène, mais c’est peut-être la perception qui a changé puisque maintenant on ne voit plus seulement le jeu. » Parmi les premiers artistes qui ont participé à cette arrivée en France, on peut citer Victor Marzouk, Louise Deville ou encore les Kings du Berry et leur univers hip-hop aux textes engagés.

Malgré une remise en cause du patriarcat, les drag kings ont aussi été au cœur de certaines dynamiques de rejet, y compris au sein de la communauté lesbienne, dans lequel le drag king a pourtant trouvé une place importante. Là encore, Noé a explique ce phénomène. « Il y a un conflit interne notamment sur l’aspect capitalistique qui peut être donné à la pratique artistique, souligne l’artiste king. Il y a aussi des critiques au sein de la communauté lesbienne avec des courants féministes qui estiment que le drag king reproduit les codes du patriarcat et les valoriseraient, alors que c’est justement un moyen de les dénoncer. » Un phénomène qui s’est aussi opéré à l’encontre des Butchs dans les années 1970 / 1980 aux États-Unis.

Des débats qui n’entament pas pour autant la pratique du drag king qui se développe. « Aujourd’hui on a beaucoup de kings, y compris en France, souligne Noé. Et même si ça reste relativement marginal, on est présents dans l’espace médiatique. »

Noé The Kid fait partie du collectif lyonnais Les Kings Sauvages.
Photo : Instagram

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