École Steiner : une pÉdagogie « innovante » ou « sectaire » ?
Par Diane PoitauTemps de lecture : 12 min
La pédagogie Steiner est une méthode alternative issue d’un courant de pensée plus large, souvent méconnu ou critiqué : l’anthroposophie. L’école des Tournesols est le seul établissement de la région toulousaine à suivre la pédagogie Steiner.
À 8h30 tous les matins, un pédagogue – ici, on préfère ce terme à celui de « professeur » -, sonne manuellement la petite cloche pour indiquer aux quelque soixante-dix enfants de l’école qu’il est temps d’aller en cours. Oui, mais pas n’importe quels cours.
La pédagogie Steiner porte le nom du penseur autrichien Rudolf Steiner (1861-1925). Il a travaillé sur l’être humain et sa relation à la spiritualité, aux autres et aux choses. Le résultat de ses recherches, c’est l’anthroposophie : un système de pensée, spirituel et occulte, souvent contesté pour son manque de fondements scientifiques. Selon Steiner, cette science devait viser à « mener le spirituel qui est dans l’être humain vers le spirituel qui est dans l’Univers ».
Insatisfait du système scolaire de son époque, entre le XIXe et le XXe siècle, il fonde, grâce au soutien financier de la fabrique de cigarettes Waldorf-Astoria, la première école Steiner-Waldorf en 1919 à Stuttgart, en Allemagne. Cette région deviendra le berceau de la philosophie Steiner.
Pour Bande à part, Diane Poitau s'est intéressée aux pédagogies Steiner. Elle est allée à la rencontre de la seule école Steiner à Toulouse.
— Bande à part (@Bandeapart31) December 2, 2022
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Il faut traverser un jardin public du quartier résidentiel de la Croix de Pierre de Toulouse pour accéder au petit portail de l’école des Tournesols. Les bâtiments, bien que dans la ville, bénéficient d’un environnement calme. Construite sur un ancien terrain vague, l’école des Tournesols est un petit hameau d’anciennes maisons d’hôtes.
Les premières initiatives de l’école datent de 1998. Malgré des résultats peu convaincants, le projet arrive à se développer : d’abord au domicile d’une pédagogue, puis, augmentation de demandes oblige, dans une plus grande maison à Borderouge. Ce n’est qu’en 2012 que l’école s’installe dans le quartier de la Croix de Pierre.
Aujourd’hui, elle compte environ soixante-dix élèves : trois jardins d’enfants et deux classes élémentaires.
Une éducation au rythme de l’enfant
Dans les écoles Steiner, on apprend aux enfants à être autonomes. L’école suit leur développement personnel naturel – physique et émotionnel -, lors de journées rythmées par des temps calmes et des temps d’action. Pour l’établissement, le rythme est « un principe de santé et l’une des bases de la pédagogie ». « L’enfant n’est pas prêt pour apprendre la langue ou écrire », explique Özlem, 45 ans, pédagogue dans l’école depuis 14 ans. « Quand ils sont petits, ils doivent découvrir le monde, travailler les sens. À leur âge, on saute dans les flaques ! », affirme-t-elle. Pour preuve, elle donne un exemple : « Léonard De Vinci a beaucoup étudié l’écoulement de l’eau avant de faire ses travaux d’architecture ou de peinture…ce n’est pas pour rien. »
Les enfants ont du temps de jeu libre à l’extérieur. Photo : Diane Poitau
La « colonne vertébrale de la pédagogie Steiner », d’après Özlem, c’est le jeu libre, particulièrement dans les classes de maternelle : les enfants de sa « classe des soleils » (de trois à six ans) ont droit à au moins une heure et demie de jeu libre par jour. Il consiste à laisser les enfants s’amuser avec l’existant, sans imposer d’activités. Ils construisent alors collectivement des cabanes avec les meubles, des chaises, ou des bouts de tissus. Certains s’inventent des ponts avec des planches de bois ou des épées avec des bâtons, se mettent dans la peau de guépards et simulent des batailles. D’autres, préfèrent calmement travailler leur dextérité de l’autre côté de la pièce en disposant, à l’aide d’une pince, des noix dans un jeu en bois compartimenté. Dans les classes, aucun plastique : « Pour la nature d’abord, puis parce qu’on peut se raconter une histoire avec un bâton », explique Özlem. L’idée est de faire travailler l’imagination et la volonté des enfants, en plus de leur intellect : « Leur permettre de s’exprimer par le corps et d’être actifs », précise Özlem. « Ici, on est dans la vie, vraiment. »
Une méthode qui continue dans les classes élémentaires, qui se rapprochent davantage du modèle classique (une professeure au tableau, devant ses élèves, assis) : les équivalents CM1 et CM2 sont ravis lorsque Irene, leur professeure d’espagnol, leur accorde cinq minutes de dessin libre à la fin de la classe.
Des parents intégrés
En milieu de matinée, trois notes de musique jouées au xylophone par Özlem suffisent pour que les onze élèves de la classe des soleils comprennent qu’il est temps de ranger. Puis, le groupe s’autorise un en-cas : une tisane et une tartine de confiture de coing par personne. Les repas consommés à l’école sont préparés par Jany, cantinière à l’école depuis dix-neuf ans et conçus avec l’aide d’un médecin et d’un nutritionniste. Les enfants mangent végétarien, biologique et, dans la mesure du possible, local. Pas de sucreries ni de produits transformés. Mais cette confiture de coing que les enfants dégustent, a été concoctée par le grand-père de Sacha*, une enfant de la classe des soleils. Il est courant d’offrir un produit ou un service dans cette école privée associative. Par associative, entendez que les parents ne font pas que mettre leurs enfants dans l’école, ils en font aussi partie intégrante. Des « commissions » sont organisées. Ce sont des groupes de travail où les parents choisissent de s’engager, en fonction de leurs disponibilités, pour aider ponctuellement au fonctionnement de l’école tout au long de l’année : travaux manuels, jardinage ou communication sur l’école, entre autres. Ça n’est pas strictement obligatoire, mais ça permet aussi à l’établissement de limiter les frais annexes : pourquoi payer un plombier si un parent peut réparer le robinet défectueux de la garderie ?
Une école associative, mais pourtant onéreuse. Au minimum, comptez 2 800€ par an pour y scolariser votre enfant. Pour Marjorie, dont l’enfant de trois ans y est entré cette année, le prix est justifié : « On paie le fait qu’ils ne soient pas nombreux et qu’ils soient écoutés. »
« Les inspecteurs ne sont pas tendres »
L’école Steiner des Tournesols est une école hors-contrat, c’est-à-dire qu’elle n’est pas reconnue par l’Éducation Nationale. C’est très récent, puisque le contrat a été rompu en juin 2022. Blandine fait partie du collège de direction de l’école depuis onze ans. Elle rapporte les reproches de l’inspection : « Soi-disant, on ne respectait pas le programme commun et il y aurait un manque de communication avec les parents sur les activités proposées. » Sur ce point, Marjorie avoue « ne pas savoir quelles activités son enfant de trois ans fait la journée ». Mais c’est voulu : elle ne lui demande pas son résumé chaque jour pour qu’il apprenne à s’exprimer de lui-même. Une chose est sûre, « ça se passe bien ».
Blandine poursuit : « L’inspection ne nous expliquait pas clairement la différence entre une école qui pouvait être sous-contrat et une école hors-contrat. »
Depuis 2008, l’école était privée sous-contrat. À l’époque, l’instruction n’est obligatoire qu’à partir de six ans : le passage par la maternelle n’est donc pas indispensable. Ce n’est que depuis 2019 que l’instruction obligatoire est abaissée à trois ans, avec la Loi pour une école de la confiance. « Les inspecteurs ne sont pas tendres », regrette Blandine. « On essaie d’arriver aux mêmes résultats que les écoles publiques, mais malgré nos efforts, le rectorat n’est pas ouvert au dialogue », déplore-t-elle. Ce n’est pas le cas de toutes les écoles Steiner-Waldorf de France : certaines sont encore sous-contrat avec l’État.
« Une grande perception de l’Homme »
Au moment d’interroger les enfants sur leurs activités préférées, Maïlys, dix ans, confie : « Moi, c’est la peinture le mercredi. Soit la peinture libre, soit sur un thème : en ce moment, on travaille sur la mythologie nordique ». Yassine, qui n’a que quatre ans, lance comme si c’était évident : « Il n’y a pas d’activité ! ». Pour Armand, huit ans : « Ça dépend des jours mais, ce soir, c’est la Fête des lanternes ! », s’exclame-t-il, tout sourire.
La Fête des lanternes s’inspire de la Saint-Martin. Elle se célèbre à l’arrivée de l’hiver, « une période où la nature décline un peu, tout comme l’être humain », explique Blandine. « Puisque la nature ne nous porte plus, il faut trouver notre force intérieure. » Cette force s’illustre par la lanterne, qui évoque « la lumière, la chaleur humaine et le partage ». Les parents sont conviés à la fête qui consiste à parcourir les jardins de l’école en brandissant les lanternes confectionnées par les élèves, et en chantant, pour finir autour d’un repas-partage. Ce ne sont pas les seules habitudes de l’école. Tous les matins, les enfants récitent « les paroles du matin », créées par Steiner, parfois accompagnées d’une gestuelle. Elles diffèrent selon les niveaux des classes :
« La Terre glisse sous mes pieds,
Le Soleil brille dans mon esprit,
Et moi, je suis là,
Pour reconnaître toutes les forces du monde »
Irene, explique le concept des différents « corps » selon Steiner : de zéro à sept ans, l’humain évolue dans son « corps physique », autrement dit son enveloppe. De sept à quatorze ans, il développe son corps éthérique, c’est-à-dire ses forces vitales. Puis, le corps astral, en lien avec les autres forces de la Nature, progresse petit à petit. Enfin, l’humain acquiert une conscience et devient pleinement « je ». Selon Irene, cela expliquerait que l’enfant n’ait donc pas strictement besoin d’aller à l’école avant ses sept ans. Elle soutient qu’il s’agit d’une vision « très révolutionnaire », puisque les écoles Steiner permettent de prendre en compte la pensée, les sentiments et la volonté de l’être humain. Trois aspects omis dans les écoles conventionnelles : « C’est pour ça que les inspecteurs nous mettent des bâtons dans les roues ». Sa collègue Özlem soutient : « Steiner avait une grande perception de l’Homme ».
Une école multi-nationalités
Une certaine perception de l’Homme qui a traversé les frontières. Aujourd’hui, on compte 200 000 élèves scolarisés dans près de 1 000 écoles et 1 600 jardins d’enfants à travers le monde. La concentration est plus importante en Amérique du Nord et en Europe : par exemple, on compte environ 200 écoles en Allemagne (c’est le berceau de l’anthroposophie !) et une vingtaine en France, où sont scolarisés 2 000 élèves au total. Une dimension internationale qui se retrouve au sein même de l’école des Tournesols. Özlem est turque, a été institutrice dans son pays pendant cinq ans et est arrivée en France il y a seize ans. En cherchant du travail, l’école de Tournesols l’a accueillie : « C’est le respect de l’être qui m’a frappée », se souvient-elle. Elle est formée aux pédagogies Steiner-Waldorf. Lesia a fui l’Ukraine avec ses deux enfants il y a sept mois. Elle est encore stagiaire au sein de l’école, mais pourra effectuer des courts remplacements pour enseigner les pédagogies Steiner-Waldorf, auxquelles elle est formée, à partir de février prochain. Amelie est allemande. À 19 ans, elle est en service civique dans l’établissement pendant six mois. Joanna, la comptable de l’école, est polonaise. Irene, 43 ans, est espagnole et enseigne sa langue. Parmi les enfants, beaucoup ont des origines étrangères : allemands, espagnols, mexico-russe, italo-algérien, les profils sont variés. Dans l’équipe pédagogique, trois sont formées aux pédagogies Steiner-Waldorf, deux autres viennent du public et ne le sont pas.
Laïcité, spiritualité, subjectivité ?
À hauteur de 2 800€ l’année minimum, il faut pouvoir (et vouloir !) scolariser son enfant à l’école des Tournesols. Les parents d’élèves ne sont pas tous adeptes de l’anthroposophie sous toutes ses formes, mais ceux qui pourraient l’être restent discrets : « Ça relève de l’intime », confie Damien, pédagogue à l’école. « Et puis…l’anthroposophie a mauvaise presse ».
En effet, cette philosophie se heurte aux critiques du dogme de Steiner : les adeptes de l’anthroposophie, dans une ou plusieurs de ses déclinaisons, ne se réfèreraient qu’à Steiner, puisque c’est lui qui en est à l’origine. Il aurait construit un mythe autour de sa personne. Un pouvoir personnifié et centralisé au Götheuanum, en Suisse : un grand bâtiment construit par Rudolf Steiner, qui abrite aujourd’hui l’École libre de sciences de l’esprit et la Société anthroposophique. Cette dimension mystique a beaucoup été pointée du doigt.
La Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) met en garde : « Perçu comme un simple courant de pensée “alternatif” (…) le public ne devine pas nécessairement les ramifications ésotériques [de l’anthroposophie] ».
Le rapport de 2021 énonce les propos de Grégoire Perra. D’abord élève d’une école Steiner-Waldorf entre 1979 et 1988, il en a enseigné la pédagogie par la suite pendant deux ans. Il dénonce « les effets pervers d’une “sorte d’atmosphère religieuse permanente” qui s’inscrit dans le psychisme des élèves “comme une addiction”. Par ailleurs, une “survalorisation des ego” et “l’exaltation exacerbée de l’imaginaire mystique” participeraient pleinement à l’endoctrinement” ». Pour Grégoire Perra, « cela constitue “un procédé par lequel les élèves des écoles Steiner-Waldorf sont introduits à adhérer à une logique sectaire” ».
Face à ces critiques, que l’équipe pédagogique de l’école des Tournesols sait entendre, Özlem assure : « Il y a des dérives partout, mais l’école doit être laïque, on est là pour ça ».
Pour la Miviludes, la pédagogie des écoles Steiner-Waldorf « se présente sous le visage d’une pédagogie modernisée, innovante, progressiste, alternative, émancipatrice, éduquant vers la liberté » mais « est en réalité une pédagogie endoctrinante et rétrograde, totalement figée depuis cent ans, refusant délibérément la visée émancipatrice des Lumières qui voudraient permettre aux individus de devenir des sujets libres et responsables d’eux-mêmes par l’usage de leur raison ».
À cet égard, Irene se défend aussi : « Les gens qui avancent cela ne savent pas de quoi ils parlent. Ils ne connaissent pas. Je comprends que ça puisse sembler bizarre de dehors parce que l’on parle de spiritualité. En plus, c’est une spiritualité libre : elle n’est pas inscrite dans un livre comme la Bible ou le Coran. »
16 heures. C’est la fin de la journée. Alix attend sa fille à la sortie de l’école. Elle y est scolarisée depuis ses trois ans et est actuellement en équivalent CM2. La grande question du moment pour Alix est de savoir où est-ce que sa fille ira au collège. Même si elle aborde un large sourire, elle repousse le moment où il faudra vraiment y réfléchir. Malgré tout, comme Marjorie, elle sait que sa fille aura acquis « des capacités d’adaptation » et « un esprit critique » par rapport à ce qu’elle pourra être amenée à voir dans le public.
* par souci d’anonymat, les prénoms des enfants ont été modifiés
la m
Trois questions à Jessie Delage :
Bénévole à l’APMA (Association des patients de la médecine anthroposophique) depuis quinze ans, elle est lasse de la « diffamation médiatique » à l’égard de leurs pratiques. Elle a bien voulu répondre à quelques questions.
La médecine anthroposophique est définie par la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) comme partiellement opposée à la médecine conventionnelle. Qu’en pensez-vous ?
Nous ne sommes contre rien. La médecine anthroposophique permet d’élargir le propos. Elle vient toujours en complément de la formation en médecine classique, comme un médecin se spécialiserait en gynécologie par exemple.
Peut-on parler de médecine spirituelle ?
Je n’aime pas le terme de spiritualité, c’est un mot fourre-tout. Je préfère parler de médecine de l’individu. L’être humain est une unité, composée d’un corps et d’un esprit. Nous n’apportons pas seulement un diagnostic biochimique, mais prenons aussi en compte l’histoire des maladies du patient, comme une personne entière. Il n’est pas un simple cas.
En Suisse, il existe des hôpitaux anthroposophiques, c’est-à-dire des établissements publics qui reconnaissent la pratique anthroposophique. Pourquoi pas en France ?
L’APMA appartient à l’EFPAM: la Fédération européenne des associations de patients pour une médecine anthroposophique. Au total, il y a cinq hôpitaux anthroposophiques en Europe. Mais en France, l’État s’y oppose. Emmanuel Macron a récemment déremboursé l’homéopathie et interdit la production de produits Weleda France.
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