« Le graff’, c’est une addiction »

Par Thélio Courric et Marine Lion

Temps de lecture : 7 min

En journée, ils et elles sont cuisiniers ou travaillent sur les chantiers. Mais le week-end et la nuit, ils s’adonnent à leur vrai passe-temps : le graffiti. Bien au-delà d’une simple passion, certains parlent de « double-vie » ou de réelle addiction. Au marqueur ou à la bombe, en « terrain » ou en « vandale », seuls ou accompagnés, les graffeurs et graffeuses vivent leur ferveur de manière loin de la monotonie. 

Photo : Thélio Courric

À quelques pas du Stadium, sur l’île du Ramier, un ancien réfectoire universitaire totalement désaffecté. Dans ce froid dimanche de novembre, un jeune homme sort du bâtiment. « Krym », la vingtaine, est masqué, capuché, les habits tâchés de peinture. Après avoir traversé quelques buissons et enjambé une barrière, on atteint enfin l’ancienne cantine par l’entrée « non surveillée ». Là, on découvre un véritable lieu « urbex » avec de nombreux longs couloirs, des escaliers dans tous les sens et on passe de petites surfaces à de grandes salles ouvertes sur l’extérieur, le tout décoré par des milliers de tags et graffitis. « Krym » nous emmène à la rencontre d’un groupe de graffeurs. Là, les profils sont différents : certains ont tout juste la vingtaine tandis que d’autres se rapprochent de la quarantaine. D’autres visiteurs traînent sur les lieux, ce qui agace les graffeurs, qui craignent de voir la sécurité débarquer.

Vidéo : Marine Lion

Ils et elles sont venus pour réaliser un graff, et chacun avec son propre style. Ici, ils peignent « en terrain », c’est-à-dire un endroit où graffer est plus ou moins toléré. En terrain, ils s’accordent le droit de réaliser de plus belles œuvres. Moins sous la menace de l’illégalité, ils ont plus de temps pour réaliser des graffs plus ambitieux, confie « Avort » (pseudonyme). Ils se mettent à l’œuvre et sortent les rouleaux, c’est une règle importante du graff’ en terrain. Si l’on repeint sur un autre graff’, on le recouvre entièrement, de manière à ce qu’il n’y ait plus aucune trace de la peinture antérieure. Après avoir repeint le plus long mur de la salle, trois graffeurs vont s’approprier ce morceau de béton pour y écrire leur « blaze » (pseudonyme). Là, une sorte de jeu d’égo se crée. « C’est une compétition entre nous ; on joue à celui qui occupera le plus de place sur le mur » s’amuse notre guide. Certains font le choix de garder les mêmes tons, tandis que d’autres préfèrent un graff’ bariolé. Le procédé est sensiblement le même : tracer son lettrage, repeindre le mur autour, remplir les lettres de son « blaze » puis tracer les contours pour faire ressortir l’inscription. Quelques graffeurs s’accordent des nuances de couleurs dans les lettres ou même des « effets » en créant une sorte de reflet de lumière sur le graff’.

Une forte odeur de peinture stagne dans les lieux, de nombreuses bombes gisent au sol. Un graffeur, « Valor », du même âge que « Krym », explique que le prix d’une bombe se situe entre 3 et 4 euros. Mais elle se vide rapidement : pour une sortie en terrain, il faut prévoir environ 50€ de bombes. Après plus d’une heure, les graffeurs se rapprochent de la fin de leur travail. Tout le monde n’a pas la même méthode. « Znr » (pour « Zonar ») préfère écrire ses trois lettres un peu partout plutôt que de réaliser un seul grand graff’. À côté, « Pap », la trentaine, profite de cette sortie en terrain pour tester de nouvelles choses : il inscrit des dizaines de fois le même mot sur un mur. Pas convaincu par son test, il fait finalement ce qu’il préfère peindre : des yeux. « Les gens nous regardent, mais nous aussi on les regarde, et je trouve qu’on ne fait pas assez attention à ce que l’on voit », commente-t-il.

Photo : Marine Lion

Discret comme un graffeur

 

Pas facile de rencontrer des graffeurs. On les approche via les réseaux sociaux, leur  « vitrine » en ligne. Lorsque l’on graffe, dans la rue ou sur les réseaux, il faut minimiser les risques. La majorité des graffeurs contactés se prête au jeu et acceptent de discuter ; ils sont pour la plupart ravis de partager leur passion, leur « addiction ». Mais là encore, il s’agit d’être prudent. Les appels se font souvent via un numéro masqué. On a même été surpris d’entendre une voix féminine au téléphone. Elle explique que le graff’ reste un milieu assez misogyne. Avant qu’elle ne cache son genre, elle s’exposait à plus de problèmes : « Je ne  savais pas si on me proposait une collaboration parce que j’étais une meuf ou juste pour faire de la peinture ». Depuis, seuls ses camarades de sortie peinture connaissent son identité et elle fait attention à ne pas révéler la moindre information sur elle en ligne. C’est d’ailleurs ce que font la plupart des graffeurs, évitant ainsi de donner plus d’indices sur leur identité aux forces de l’ordre. Car être graffeur, c’est aussi risquer gros : certains parlent d’amendes importantes et de peines de prison. Pour un dommage important, un graff’ peut être puni par deux ans d’emprisonnement maximum et 30 000 euros d’amende. Le graff’ fonctionne beaucoup au « pas vu, pas pris ». Par ailleurs, la police regroupe les images des graffitis ; les graffeurs utilisent différents pseudonymes selon le contexte, pour limiter les conséquences en cas d’interpellation.

Le graff’ en vandale, symbole de revendication

 

On retrouve le groupe de graffeurs dans un autre décor pour observer le « vandale ». Il fait nuit et ils attendent près de la Garonne dans des quartiers résidentiels peu fréquentés un dimanche soir. Pratiquer le vandale, c’est graffer dans des endroits non-autorisés : cela peut être en pleine ville sur des murs, des stores de magasins, sur le périphérique, ou encore sur des wagons de train, base historique du graffiti. En vandale, les graffeurs ne restent pas longtemps sur place : quelques minutes maximum. Ici il faut préparer son coup : repérer les caméras, peindre de nuit, et protéger son identité: masques, gants, cagoule. « Ça se prépare comme un braquage » confie l’un des graffeurs. Chacun est masqué et les graffeurs ont moins de temps qu’en terrain pour réaliser leurs œuvres : inscriptions au sol, sur des poteaux, graffitis sur des murs, écriture de phrases revendicatrices. Ils changent vite d’endroit à la recherche d’un nouveau « spot ».

Photo : Marine Lion

Derrière cette méthode de « vandalisme », de nombreuses revendications ressortent. « Le graffiti, c’est anti-système, anti-police », témoigne l’un d’entre eux. On peut lire parfois « ACAB » (All Cops Are Bastards, Tous les flics sont des bâtards en français) ou « 1312 » (équivalent d’ACAB en chiffres). La Mairie de Toulouse est aussi la cible de certains graffeurs qui dénoncent une certaine hypocrisie. « Ils nous interdisent plein de choses et derrière, ils se font de l’argent sur la visite touristique en bus du street art. Graffer, c’est un peu se venger. De toute façon, depuis la nuit des temps, on peint sur des murs », explique « Pap ».

Graffer c’est aussi le sentiment d’être un peu en marge. « De toutes façons, on sera jamais aimé, on est vu comme des criminels », s’agace l’un des graffeurs. D’autres décrivent un fossé entre eux et le reste de la société. « On est tous un peu en marge, même en dehors du graff’ ; on est tous différents et on s’en fout. Je sens vraiment un décalage, mais c’est un décalage que je kiffe presque : j’ai pas envie d’une vie chiante », explique l’un des jeunes. « De toute façon, les gens ne comprennent pas ce que font les graffeurs », ajoute-t-il.

Le graffiti, c’est aussi une thérapie

 

Au-delà de l’aspect revendicatif et artistique, le graffiti a changé la vie de beaucoup de graffeurs. « Je me suis sentie revivre avec le graff’ ; je n’ai jamais eu un loisir qui me plaisait autant », reconnaît une graffeuse. Un autre, qui a commencé pendant le premier confinement, a eu envie de briser les interdits quand il a appris qu’il était atteint d’une maladie auto-immune. Et là, toutes les barrières sont tombées : il avait envie de faire de la peinture, et il l’a fait. « Depuis je m’en fous un peu de tout, quitte à faire des trucs illégaux », confie-t-il. Pour lui, le graffiti est une véritable addiction : « Une fois que t’es rentré dans le monde du graff’, t’en ressors plus. C’est une deuxième vie, j’ai deux sacs : un propre et un plein de peinture ». Son collègue, lui, parle de « recherche de bonnes sensations » et compare l’adrénaline du graff’ à celle du saut en parachute. Pour « Avort » aussi, le graffiti, c’est de l’adrénaline. « Si j’en fais pas pendant trois ou quatre jours, ça me bouffe », confie-t-il. « Cette adrénaline, les gens ne la connaissent pas, c’est pour ça qu’ils ne comprennent pas les risques qu’on prend. Et contrairement à d’autres activités illégales comme la vente de drogue, ça ne nous rapporte pas d’argent ».

Photo : Marine Lion

Remerciements : Sarah 19, Avort, Pap, Zonar, Krym, Valor

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