Les coteaux du Lauragais, une oasis VIP

Par Elie Toquet

Temps de lecture : 7 min

Sur les coteaux du Lauragais, au sud de Toulouse, les classes supérieures font bande à part dans une véritable enclave 100% bourgeoise. Enquête au cœur du ghetto du gotha toulousain.

En longeant la rive droite de la Garonne vers le sud, l’agglomération toulousaine laisse vite place à des coteaux verdoyants parsemés de petits villages et de chemins de randonnée. La population qui y vit est l’une des plus riches de France selon l’INSEE. D’après les derniers chiffres, le niveau de vie médian de Vieille-Toulouse, l’une des communes les plus huppées de l’agglomération, est de 44 480€ euros. Elle est aujourd’hui classée neuvième sur plus de 34 000 en France. En 2011, elle était même classée sixième. Sa situation n’est pas isolée : Pechbusque, Vigoulet-Auzil, Mervilla et Goyrans sont toutes dans les cent communes les plus riches de France. L’indice de position sociale, un autre indicateur de l’INSEE, classe, quant à lui, les établissements scolaires en fonction du profil social des élèves (notamment la profession des parents). Sans surprise, les écoles des cinq communes sont dans le top 20 mais aussi leurs voisines de Auzeville-Tolosane, Clermont-le-Fort et Corronsac…

Jacques Segeric, le maire de Vigoulet-Auzil nuance le degré de richesse de sa population. « Si Vigoulet et ses voisines montent haut dans les classements nationaux, c’est parce qu’à la différence de Cannes ou de Neuilly, davantage identifiées comme des villes riches, il n’y a absolument aucun pauvre sur nos communes. Mécaniquement ça fait remonter la moyenne des déclarations fiscales. »

Il admet toutefois volontiers la richesse de ses administrés : « En France, l’argent est tabou. Moi, je n’en ai pas honte. Ma femme dit qu’ici c’est un ghetto de bourgeois, c’est vrai et alors? Comme disait ma grand-mère, il vaut mieux faire envie que pitié. »

Selon lui, il existe deux sortes de riches : « Ceux qui héritent et ceux qui travaillent, parfois ce sont les deux. Ici ce sont plutôt des gens issus de la méritocratie. Regardez nos célébrités locales : si le chirurgien Joseph Ducuing décédé en 1963 ou le chef d’orchestre Michel Plasson sont connus, c’est pour leur travail et leur mérite. »

Jacques Segeric, maire de Vigoulet, a lui-même été notaire et a dirigé plusieurs entreprises. Photo: Elie Toquet

Un satellite de Toulouse très prisé

C’est d’abord la proximité du pôle économique de Toulouse qui rend Vigoulet si prospère. La bourgeoisie apprécie de vivre dans la périphérie des métropoles sans se mélanger avec le reste de la population. Les villes-centres sont d’ailleurs bien plus pauvres en moyenne car elles drainent aussi une population précaire. À Toulouse, par exemple : les Isards, Empalot, Bagatelle et le Mirail… Parmi les habitants de Vigoulet, on trouve des chefs d’entreprises, des avocats, des cadres de la banque ou des ingénieurs dans l’aérospatial, mais aussi des médecins et professeurs en médecine, les facultés se trouvant à proximité. De manière plus anecdotique, y habitent aussi des sportifs de très haut niveau et extrêmement riches selon Jacques Segeric : «Évidemment, avec des revenus à plus de 100 000 euros par mois, ça fait exploser les moyennes. »

Cette tendance est très ancienne. Historiquement, les coteaux qui surplombent la confluence entre l’Ariège et la Garonne sont extrêmement prisés par les élites. Par exemple, l’un des châteaux de Vigoulet, daté du XIVe siècle, fut construit par Pierre de Vigoles, capitoul de Toulouse, l’un des 12 membres du conseil marchand qui dirigeait la ville du XIIe au XVIII siècle. Il possédait un hôtel particulier en ville et une grande propriété terrienne à proximité de Toulouse qui lui assurait des revenus et la seigneurie d’un lieu, gage de prestige nobiliaire. De nombreux autres notables et capitouls suivront le même modèle.

La confluence entre l’Ariège et la Garonne est une zone protégée Natura 2000.
Photo : Malo Toquet

Un paradis vert inaccessible

Si les riches choisissent d’habiter en périphérie de Toulouse plutôt qu’au centre, c’est aussi pour le cadre de vie. Le triangle d’or Capitole-Carmes-Saint-Étienne ou le quartier de Côte pavée sont presque aussi homogènes socialement que Vieille-Toulouse, mais ils n’offrent pas les panoramas de la Garonne, de Toulouse et surtout des Pyrénées. Vigoulet et ses voisines bénéficient d’un environnement très préservé « de la vraie campagne à 20 minutes du Capitole.» Sur l’ensemble des coteaux, les zones urbanisées occupent moins de 50% de la surface au sol. Champs et forêts ont une place incomparable par rapport au reste de l’agglomération toulousaine. « Tous mes prédécesseurs ont voulu maintenir une haute qualité environnementale. Quand je suis arrivé à la mairie, j’ai retiré vingt hectares des zones constructibles. »

La taille des terrains a préservé les coteaux de l’urbanisation.
Illustration : Elie Toquet

 La randonnée est d’ailleurs très populaire dans la zone. Les communes des coteaux prennent donc grand soin d’entretenir les nombreux chemins qui les relient entre elles. Ces grands espaces verts ont aussi permis le développement d’autres sports plus élitistes comme le golf ou l’équitation.

En 1950, un groupe d’amis autour de Gilbert Courtois de Viçose, PDG de la Banque Courtois et Jules Delfour, entrepreneur et grand propriétaire terrien à Vieille-Toulouse installe un golf sur la commune. Jean Cougul, maire de Vigoulet à l’époque, organise l’aménagement de la commune autour du sport. La passion de son fils pour le cheval le convainc de monter un club hippique de standing. Si ces clubs ne sont plus aussi fermés qu’à l’époque, les tarifs restent élevés : « La cotisation annuelle au golf est de 200 euros pour les plus jeunes à plusieurs milliers d’euros en tarif plein », selon le responsable de la communication qui reste très évasif sur les prix… « Le tarif pour les moins de 30 ans est de 600 euros. Autant qu’un abonnement en salle de sport… » justifie un salarié du golf club, un peu gêné. Le sabotage du golf cet été par des militants écologistes est venu quelque peu troubler la sérénité de ce paradis vert. En remplissant les trous de béton, ils contestaient le fait qu’en temps de sécheresse, les golfs étaient parmi les seuls à pouvoir arroser.

Le club hippique propose, lui, un tarif adhésion, licence et forfait de cours à plus de 1 000 euros par an pour un adulte. C’est sans compter la pension des chevaux à 500 euros par mois puisque beaucoup d’habitants sont propriétaires. « Je suis fier de nos chevaux et je maintiens cet héritage », déclare Jacques Segeric, lui-même cavalier : « 200 chevaux pour 1 000 habitants ça fait 20% des mes administrés. »

Vieille-Toulouse, une marque très recherchée

Concrètement, c’est la barrière des prix immobiliers qui endigue toute possibilité de mixité sociale. Il y a très peu de locatif dans la zone, il faut donc acheter ou construire. Selon un agent communal de Vieille-Toulouse, autrefois il fallait au minimum 10 000 mètres carré pour pouvoir bâtir sa maison sur la commune. Ce n’est plus le cas aujourd’hui mais la taille des terrains reste très importante : « En moyenne 4 000m² soit dix fois plus grand que la moyenne des terrains en France », précise le maire de Vigoulet. « Vieille Toulouse est devenue même une sorte de marque très recherchée, nous ce qu’on veut absolument, c’est conserver cet esprit de village qui a fait son succès », conclut l’agent.

Jacques Segeric, pendant sa mandature, a bien réduit la taille des terrains mais la pression immobilière est telle que les prix continuent de monter. Si les communes sont obligées par la loi SRU (Loi solidarité et renouvellement urbain) de construire des logements sociaux, cela ne change pas grand-chose à la dynamique : « 70% des Français peuvent prétendre à un logement social. Même dans cette catégorie, on accueille seulement la partie supérieure. » En 1986, dans Ségrégation urbaine, Monique Pinçon-Charlot, sociologue de la bourgeoisie, démontre les mêmes dynamiques à Paris : les HLM du centre-ville, plus récents et mieux situés, ne sont pas occupés par des classes populaires, mais plutôt par des cadres ou des hauts fonctionnaires. C’est le même phénomène sur les coteaux du Lauragais : les logements sociaux sont attribués à une population plutôt aisée.

Dans la zone, les tensions sociales sont donc assez rares ce qui n’empêche pas « des conflits de voisinage d’éclater tout comme les contestations de refus de permis de construire. » Elles prennent même des tournures peut-être un peu plus rudes qu’ailleurs… « Les habitants peuvent se permettre de payer des frais de justice, ils sont donc extrêmement procéduriers. » Souvent, c’est la mairie qui prend les coups : « Les Vigoulétains sont en demande d’un service public à la hauteur de leur revenu mais ne veulent pas payer plus d’impôts. »
Un petit paradis vert où chacun veille sur son pré carré. 

4 questions à Camille Herlin Giret :

Chercheuse à l’université de Lille et au CNRS, elle travaille sur les questions de l’impôt et de la bourgeoisie.

Les classes supérieures font-elles bande à part ?

La question est large et nécessite une réponse nuancée… Beaucoup d’études montrent comment les classes supérieures se concentrent dans des territoires spécifiques relativement clos sur eux-mêmes. C’est tout le travail du couple de sociologues de la bourgeoisie Pinçon-Charlot dans Le Ghetto du gotha, publié en 2007. Sur d’autres thématiques comme le droit, les classes supérieures ont développé des rapports ambigus. Pour elles, respecter le droit est important mais il est légitime de le contourner quand c’est nécessaire par exemple pour les impôts.

Cette appartenance collective est-elle consciente ?

L’appartenance de classe est tout à fait concrète. Il est banal de voir des familles ou même des voisins de classes supérieures se mettre d’accord pour sous-évaluer des biens quand c’est leur intérêt. Ça n’est pas perçu comme de la déviance ou de la fraude. Il ne s’agit pas de petits calculs utilitaristes et individuels mais de mobilisation collective. L’exemple de la famille d’Agnès Pannier-Runacher, par exemple, est révélateur. Le père de la ministre de la transition énergétique a divisé le capital de sa fortune pétrolière entre les enfants de la ministre via des sociétés écrans, pour éviter de payer les impôts de succession. Toute la famille se sert les coudes quand il s’agit de préserver le capital.
Dans le domaine du luxe, les transactions sont souvent payées partiellement en cash pour permettre de ne pas tout déclarer aux impôts. Cela nécessite une forte complicité entre vendeurs et acheteurs.

À Toulouse, on observe une double présence des classes supérieures dans des quartiers du centre comme la Côte pavée et dans des périphéries huppées. C’est habituel ?

Le phénomène est le même partout et les quartiers investis par les classes les plus supérieures sont très stables. Il y a beaucoup d’inertie. Les centre-villes n’accueillent pas forcément les plus riches. Il est courant qu’une partie de la couronne soit extrêmement prisée. À Lille c’est par exemple Marcq-en-Barœul; à Paris les alentours du bois de Boulogne. Généralement, ces communes sont très vertes, avec des grands parcs ou des golfs. L’homogénéité est souvent forcée avec des maires qui préfèrent payer des amendes plutôt que de construire leurs quotas de HLM.

Le concept de distinction de Bourdieu est largement associé dans les imaginaires à des cercles mondains comme les rallyes ou le Rotary club. Est-ce toujours d’actualité ?

Je pense que oui même si les cercles peuvent changer d’une génération à l’autre. Par exemple, le Rotary est peut-être davantage une culture de générations âgées. Les plus jeunes se distinguent plus dans des clubs sportifs select comme le Racing Club du bois de Boulogne. Après, ce qu’a montré Bourdieu, c’est aussi que la partie la plus jeune des classes supérieures est passée d’un modèle de distinction culturelle à un modèle d’omnivorisme culturel : ils passent une soirée à la Philharmonie pour écouter du Beethoven et le lendemain, ils achètent des places pour un concert de rap…

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